Extrait de l’article 'Le Grand Projet'. Publié dans le livre Etienne Decroux, mime corporel
sous la direction de Patrick Pezin (collection Les voies de l’acteur – L’Entretemps éditions)
Par Thomas Leabhart
Pour Decroux, le Grand Projet de sa vie, le vaste inconnu qui attend toujours d’être découvert, oscillait quelque part entre la diction et le ballet classique, et s’appelait le mime corporel. Ce n’était pas nécessairement silencieux, mais la phase silencieuse de la reconquête du corps et de l’établissement de l’acteur comme figure centrale du théâtre (en contraste avec le dramaturge ou le metteur en scène) devait précéder le retour de la voix. Comme Zeami et Grotowski, les théories de Decroux se basaient sur une pratique solide, et étaient reliées à la pratique du jeu plutôt qu’à celle de la dramaturgie, comme c’est le cas chez Aristote et chez la plupart des autres théoriciens occidentaux.
Dans Paroles sur le mime Decroux écrit : « Je mourrai jeune homme au pied du grand projet » 37. Ce grand projet existe-t-il ? Le mime corporel est-il plus qu’une parcelle de son imagination maniaque obsessive d’un seul homme ? L’une de mes élèves qui était présente à l’école de Decroux le jour de sa fermeture, m’écrivit que Decroux semblait désorienté ce jour-là, et qu’il branlait la tête en murmurant « Je n’ai rien trouvé, je n’ai rien découvert. »
Qu’a-t-il trouvé ? Qu’a-t-il découvert ?
Pour la première étape de son Grand Projet, Decroux passa soixante ans avec ses élèves, enracinant certains principes dans leurs corps et leurs esprits. Il voulait que nous prenions la relève, afin de continuer le travail de son Grand Projet, cette cathédrale du Mime Corporel qui, nous rappelait-il, prendrait plusieurs générations d’ouvriers pour être érigée. Son travail exigeait des sacrifices et un engagement à long terme, allant à l’encontre des attitudes vénérées du vingtième siècle qui privilégient les projets visant une richesse et une renommée rapides. Son enseignement était autant politique qu’artistique ; il concernait la personne entière et non seulement la performance.
Combien de fois cet enseignement, ce processus d’enracinement, fut-il relié à des vibrations audibles ou silencieuses, créées par le chant ou par des muscles vibrants dans des courants alternant entre tension et relâchement ? Combien de fois prit-il les corps des élèves pour les placer là où ils devaient aller, avec une insistance urgente ? Combien de fois, comme l’enseignant du Nô, tira-t-il un bras ou une jambe pour montrer aux élèves la résistance qu’ils devaient offrir au mouvement ?
L’enseignement de Decroux peut-il toujours exister s’il est intégré au théâtre conventionnel ? Le mime corporel existe-t-il, ou est-il simplement un autre outil de « mouvement pour l’acteur » ? C’est un sujet qui hantait Decroux, et qu’il traita dans plusieurs de ses conférences du vendredi soir. Certes, il y aura toujours une place réservée au théâtre influencé par Decroux. Par exemple, en 1996, dans une conférence à Paris, Robert Wilson (en réponse à une question du public) dit que le travail de Decroux avait influencé le sien. Mais, mis à part ces « accidents artistiques », qu’est-il advenu de la formation plus durable et structurée dont les élèves de Decroux ont pu bénéficier : se consacrent-ils désormais à un enseignement quotidien et à long terme à des élèves sérieux et pérennisent-ils la représentation de son répertoire ?
Decroux est-il un Zeami, le fondateur d’une nouvelle forme de théâtre qui établit un répertoire pouvant durer des siècles, même à travers différentes écoles, tout comme il y a cinq écoles de théâtre Nô, avec chacune un répertoire légèrement différent, ou des versions différentes du même répertoire ? Ou bien, la technique de Decroux sera-t-elle assimilée parmi les centaines d’autres possibilités du « mouvement pour l’acteur » ? La technique de Decroux a-t-elle des éléments de travail intérieur comparables à celui de l’acteur de Nô, ou certains aspects du travail de Grotowski ? C’est là des questions sans réponses faciles, et peut-être sans aucune réponse aujourd’hui. Seule l’histoire, peut-être, pourra les démêler.
Je n’écris pas comme expert de Decroux, mais plutôt comme expert de ma propre expérience avec lui. Ce que j’ai appris, ce que j’ai vu et ce que j’ai vécu est sûrement bien différent, si ce n’est contradictoire, avec ce que d’autres ont pu vivre. Pour moi ceci n’est pas troublant, mais plutôt rassurant, car c’est l’une des marques d’un grand maître. Mais la richesse dont j’ai pu témoigner me donne l’envie de voir continuer le Mime Corporel dans toute sa complexité, dans toutes ses variétés et avec toutes ses contradictions intactes.