Hippocampe Mime Corporel Théâtre

art-du-theatre

Extrait de L’Art du théâtre

Par EdwardGordon Graig

 « Tout ce qui est accidentel est contraire à l ‘Art. L’art est l’antithèse même du Chaos, qui n’est autre chose qu’une avalanche d’accidents. L’Art ne se développe que selon un plan ordonné. Il ressort donc clairement que pour créer une œuvre d’Art, nous ne pouvons nous servir que de matériaux dont nous usions avec certitude. Or, l’homme n’est pas de ceux-là. Toute sa nature tend à l’indépendance ; toute sa personne montre à l’évidence qu’elle ne saurait être employée comme « Matière » Théâtrale.

 Les gestes de l’acteur, l’expression de son visage, le son de sa voix, tout cela est à la merci de ses émotions… Son visage et ses membres, s’ils n’échappent pas à tout contrôle, résistent bien faiblement au torrent de la passion intérieure et manquent de le trahir à tout instant.

 Comme je l’ai écrit par ailleurs, le Théâtre continuera de croître, et les acteurs pendant un certain nombre d’années encore retarderont son développement. Mais j’aperçois une issue par où ils pourront échapper à leur servitude actuelle. Ils recréeront une manière de jouer nouvelle consistant en grande partie en gestes symboliques.

 De nos jours l’acteur s’applique à personnifier un caractère et à l’interpréter ; demain il essaiera de le représenter et de l’interpréter ; au jour prochain il en créera un lui-même. Ainsi renaîtra le style.

 Et voilà ce qu’on appelle faire œuvre d’art, ce qu’on dit être une manière intelligente de suggérer une idée. Ma foi, cela fait penser à un peintre qui tracerait sur un mur l’image d’un quadrupède à grandes oreilles et puis écrirait « âne » dessous. Les grandes oreilles l’indiquaient de reste, sans qu’il ait eu besoin de rien écrire ; un écolier n’eût pas fait autrement. La différence entre l’écolier et l’artiste est que celui-ci au moyen des seuls traits et des contours évoque aussitôt l’image de l’âne ; et si c’est un grand artiste il évoquera l’idée de l’espèce entière des ânes, l’esprit de la chose.

 L’acteur enregistre la vie à la manière d’un appareil de photographie et il essaie d’en donner un cliché photographique. Il ne soupçonne pas que son art puisse en être un comme la Musique. Il s’efforce uniquement de reproduire la nature ; il pense rarement à inventer d’après elle ; il ne songe jamais à créer.

 « Quoi ! » s’écrie l’acteur au sang vif et aux yeux étincelants : « Il n’y aura donc ni chair ni vie dans votre Art du Théâtre ! » Tout dépend de ce que vous entendez par vie quand vous vous servez de ce mot relativement à l’idée d’Art. Pour le peintre, le mot de vie représente quelque chose de très différent de la réalité ; pour les autres artistes le mot vie a un sens tout idéal ; et ce sont les seuls, acteurs, ventriloques et naturalistes, pour qui mettre de la vie dans leur œuvre signifie fournir une imitation matérielle, grossière, immédiate de la réalité.

 Les lois qui régissent la peinture, la architecture et la musique rendent la chose possible. Un tableau peut se composer de quelques lignes à peine. Mais si simples soit-il, il peut être parfait. Elles seront à mon gré droites ou courbes, et il n’y a pas à craindre que ma main les trace courbes si je les veux droites.

 Ce qui à mes yeux fait la différence entre la résultante de l’intelligence et la résultante du Hasard (c’est que) la première donne une œuvre d’art, la seconde n’est qu’une œuvre de circonstance. Qu’une production de l’intelligence atteigne sa forme parfaite et c’est une œuvre d’art pur. Et c’est pourquoi j’ai toujours soutenu, bien que je puisse me tromper, que votre profession n’est pas de nature artistique, chacune de vos réalisations étant sujette à être modifiée par l’émotion. »

 Si vous découvrez quelque jour dans la Nature un mode nouveau dont l’homme n’ait jamais usé pour exprimer sa pensée, sachez que vous serez à la veille de créer un nouvel Art ; car vous aurez découvert les éléments mêmes de cet Art.

Pater écrit à propos de la sculpture : « Sa lumière blanche lavée de la pourpre sanglante de l’action et de la passion, révèle, non point ce qui est accidentel dans l’homme, mais ce qui est divin en lui, ce qui contraste avec son agitation continuelle. »

Peut-être la marionnette redeviendra-t-elle quelque jour le médium fidèle de la belle pensée de l’artiste? Et le jour approche qui nous ramènera le pupazzi, créature symbolique façonnée par le génie de l’artiste, et où nous retrouverons « la noble convention » dont parle l’historien grec ? Nous ne serons plus alors à la merci de ces aveux de faiblesse qui trahissent sans cesse les acteurs et éveillent à leur tour chez les spectateurs des faiblesses pareilles. Dans ce but, il faut nous appliquer à reconstruire ces images, et non contents des pupazzi, il nous faut créer une sur-marionnette.

Celle-ci ne rivalisera pas avec la vie, mais ira au-delà ; elle ne figurera pas le corps de chair et d’os, mais le corps en état d’extase, et tandis qu’émanera d’elle un esprit vivant, elle se revêtira d’une beauté de mort. Ce mot de mort vient naturellement sous la plume par rapprochement avec le mot de vie dont se réclament sans cesse les réalistes.

L’artiste étant par définition celui qui perçoit davantage que ceux qui l’entourent, et qui exprime plus qu’il n’a vu. Et parmi les artistes, ce n’était pas le moindre que l’ordonnateur des cérémonies, le créateur de visions, ministre dont l’office de célébrer l’esprit qui présidait à la cité – l’esprit du Mouvement.

Vous comprenez maintenant ce qui m’a fait aimer et apprécier ce que de nos jours on nomme « marionnette » - ce qui m’a fait détester ce qu’on nomme « le réalisme dans l’Art ? »

Je souhaite ardemment le retour de cette image au Théâtre, de cette sur-marionnette. Que ce symbole revienne, et sitôt apparu il gagnera si bien les cœurs, que nous verrons renaître l’antique joie des cérémonies, la célébration de la Création, l’hymne à la vie, la divine et heureuse invocation à la Mort. »