Extrait du livre Etienne Decroux, mime corporel sous la direction de Patrick Pezin
(collection Les voies de l’acteur – Lentretemps éditions – 2003)
Vous avez choisi l’hippocampe comme symbole de votre travail. Pouvez-vous nous expliquer les raisons de ce choix ?
Je ne suis pas le seul, je crois, à être séduit par cet animal qu’on n’ose pas appeler un poisson.
Cela dit pourquoi ai-je choisi cet animal comme symbole de mon activité ?
Quel rapport peut-il avoir avec notre art du mime corporel.
Je reviens encore à cette réflexion de Chaplin : « Le mime, c’est l’immobilité ». On s’approche déjà de mon hippocampe quand il ne se déplace pas. Je pense comme Chaplin, mais je ne dirai pas pareil et je crois même qu’il n’a pas bien exprimé sa propre pensée. Il aurait mieux fait de dire : « Le mime, c’est le mouvement sur place ».
Il existe des mouvements sur place. Le Géant de l’Atlas ne se déplace pas… et qui oserait dire qu’il est immobile ? Il y a des forces qui jouent à l’intérieur de nous… on sait déjà que le sang circule, que l’air circule et pourquoi est-ce que la force ne circulerait pas ? Un peu comme la sève qui monte dans l’arbre ; ça ne se voit pas… mais ça se devine. L’acteur qui joue dans le mime avec tension donne un spectacle différent de celui qui joue sans aucune tension et pourtant, ils auront le même itinéraire, ils feront le même dessin avec les mêmes organes. Vous pouvez les mettre l’un à côté de l’autre, ils font la même chose pour ce qui est de la mobilisation des organes, la même chose pour les dessins qu’on leur demande. Mais il y en a un qui est tendu, l’autre qui ne l’est pas. Il y en a un qui est présent intensément et l’autre qui est là comme ça, comme s’il se reposait. Voyez, on ne voit pas la force, on n’a pas les moyens de voir la force.
Le mime, c’est le mouvement sur place et bien entendu ce que je dis là c’est le mime quand il est typique, parce qu’il faut bien qu’il se déplace, il faut bien qu’il apprenne tous les pas de la danse classique sans exception. Il n’y en a pas un seul qu’il peut négliger. Il pourrait tout au plus faire une dérogation en inventant un nouveau pas, mais il ne peut pas oublier un seul de tous les pas de la danse classique. Il faut donc qu’il se déplace intelligemment, qu’il choisisse le pas qui convient, etc. et en général, tout de même, le mime se déplace.
Peut-on appeler déplacement, le fait que les pieds restent sur place et que ce soit le haut du corps qui penche à droite, à gauche ? Un peu comme un arbre. On hésite, on dit non… Tout de même, non… ce n’est pas ça… et pourtant on est attiré par cette définition : le mime c’est le mouvement sur place. C’est le mouvement dans la staticité extérieure. Comme si l’homme était une coquille à l’intérieur de laquelle il se passe des choses que l’on devine et que l’on ne voit pas. Voilà déjà des choses et je sens que je m’approche de mon hippocampe. Et l’artiste du mime a un moyen, c’est ce que j’appelle le transport d’immobilité. Puisque le mot « immobilité » a été pris, gardons-le, par respect pour la mémoire de Chaplin, mais cette immobilité se transporte.
On sait bien que la Tour Eiffel est immobile mais, quand la terre tourne, il faut bien qu’elle tourne aussi. On sent bien que c’est une immobilité transportée. On pourrait donner de nombreux exemples.
Il y a quelque chose qui est immobile en tout cas, qui est statique, c’est un certain regard sur les choses. On peut en faire l’expérience avec une automobile et une caméra. On verra que c’est le même spectacle : si une forêt de bâtons passe devant moi qui suis sur place ou si c’est moi qui me déplace dans cette automobile avec une caméra devant cette forêt de bâtons, c’est le même spectacle.
Alors nous revenons toujours à cette chose, l’homme qui pense est immobile. Et quand il a l’air mobile, c’est qu’il transporte son immobilité.
Or, l’hippocampe, quand justement il ne se déplace pas, est un penseur. Sa tête est inclinée vers le bas, ainsi que nous le faisons lorsque nous travaillons et même surtout lorsque nous analysons. Le fait d’analyser ne nous incite pas à regarder vers le haut, mais l’ensemble, le panorama d’une chose. Mais si nous voulons la comprendre et la connaître on a envie de la prendre avec les mains, de la poser sur la table et de la regarder pour pouvoir la modifier ou, comme on disait au xviiie siècle, la diviser. Alors l’hippocampe semble regarder quelque chose et l’on sent que son cou est au service de son front.
Il faut tout de même qu’il se déplace un peu. J’ai déjà imité son déplacement, c’est très difficile, mais c’est beau. C’est le bout de la queue qui remue un tout petit peu. Et ceci nous ramène à la définition que je donne quelquefois : « L’esprit part des yeux, le style part des pieds » et lui c’est le bout de la queue qui remue un peu, et voilà que son immobilité est déplacée, sans violence. Celui qui n’aurait pas observé avec soin n’aurait même pas vu ce petit mouvement de queue et l’on dirait que la queue est comme un coup d’aile d’un ange. C’est extraordinaire ! Plus on regarde l’hippocampe, plus on est séduit !
C’est un penseur. La pensée bien sûr part d’en haut et se déplace grâce à ce qui lui sert de pied, un petit mouvement de queue qui ondule gracieusement.